Le management émotionnel
C’est la grande question en management, faut-il agir pour changer les choses ou faut-il privilégier le laisser-faire et accorder sa pleine confiance à son équipe, à son effectif. Il semblerait que la solution soit encore débattue, pourtant...
C’était l’image de la fin de saison 2015-2016. Lorsque le Toulouse Football Club était aux bords de la relégation, son coach, le charismatique Pascal Dupraz, se lança dans un discours frissonnant et éloquent devant ses joueurs, à la veille de la dernière journée. S’appuyant sur toute une thématique sentimentale, allant jusqu’à diffuser des images des familles des toulousains, pour leur faire sortie de leur torpeur, il parvint à les réveiller et les faire aller au-delà de leur capacité.
Conséquence ou non, Toulouse remporta son dernier match contre Angers et se maintint en première division. La séquence rentra dans la postérité et reste, encore aujourd’hui, le symbole d’un certain « paternalisme sentimentale », de la démonstration de l’influence des managers et des coachs sur la gestion des sentiments des joueurs et de l’effectif.
AGIR POUR BOULEVERSER
En effet, dans un groupe, le coach, au-delà de son rôle sur la gestion sportive et les choix tactiques, doit aussi être capable d’influencer les ressentis et les sensations du groupe. La recherche fondamentale en science de gestion a prouvé, depuis longtemps, à quel point l’intelligence émotionnelle avait un impact significatif sur la productivité individuelle et collective, que plus un agent éprouvait des émotions forts pour son environnement particulier, plus il pouvait décupler sa force. C’est précisément ce qu’a voulu faire ici Pascal Dupraz.
Dans son livre « L’Economie des Emotions » (Editions La Découverte, 2015), le professeur de sciences économiques Emmanuel Petit (qui aurait un homologue célèbre …) parle de « travail émotionnel ». Cet élément, développé en 1983 par la sociologue américaine Arlie Hochschild, admet qu’une organisation va pouvoir tirer une plus-value de ses membres à travers la captation et l’usage positive de leurs émotions, que ces dernières deviennent « un élément central de l’analyse ». « On s’attend […] à ce qu’un agent commercial montre de l’enthousiasme pour les produits qu’il vend, qu’un chef d’entreprise sache galvaniser ses salariés ou encore qu’un professionnel de santé puisse exprimer de la sympathie ou de la compassion face à la souffrance ou à la détresse d’autrui ».
Autrement dit, le manager doit faire preuve de travail émotionnel, doit pouvoir accomplir non pas en contrôlant mais en activant l’émotion de son groupe, il doit en quelque sorte agir pour changer, agir pour développer, booster, améliorer. Appliqué au football, ou en sport en général, il ne doit plus être cet entraineur attentiste, regardant seulement ses joueurs durant une rencontre en espérant que ça soit eux seuls qui agissent pour gagner. Il doit devenir un Antonio Conte ou un Sampaoli, en perpétuel mouvement au bord du terrain, tirant toujours ses joueurs vers le haut.
Lorsque Pascal Dupraz commence sa causerie, il sait pertinemment que son objectif sera de bouleverser ses joueurs et de les faire aller là où il souhaite aller, il a pris conscience qu’ils n’étaient pas que des êtres autonomes capables seuls de prendre les meilleurs décisions possibles. Au contraire, il a voulu les piquer dans leurs sentiments et leur montrer à quel point ils devaient, en tant que joueurs et salariés du TFC, gagner pour le maintien, gagner pour leurs familles, gagner pour les supporters, gagner pour le collectif.
FAN IN A SUIT
Cet élément se démarque totalement avec la nouvelle école de management, dont l’ancien président de l’Olympique de Marseille, Jacques-Henri Eyraud, s’inspirait. Lorsqu’il était encore à la tête du club, il avait admis qu’il préférait s’entourer de gens non-supporters de l’OM car, selon lui, « la passion altérait leur travail », les émotions influençaient directement leur manière d’être au quotidien. Il avait en effet constaté qu’après des défaites de Marseille en championnat, les salariés administratifs arrivaient le lendemain peinés et touchés, et cela impactait directement leur productivité et l’ambiance collective.
Cette vision, décrite comme le « no fan in a suit » (littéralement, « pas de fan en costume »), voulait donc croire qu’un individu ne devait pas être doué de sentiment directement attaché à l’entreprise, qu’il devait seulement et simplement se consacrer à son travail, sans émotion ni influence. Mais clairement, cela n’a pas fonctionné. Encore plus, cette philosophie est remise en cause par l’analyse théorique et empirique. L’efficacité d’un groupe passe par son intelligence émotionnelle et le travail émotionnel de la direction. Il faut influer de la passion, de l’empathie et de l’affection pour son entreprise, pour son quotidien professionnel. D’ailleurs, le nombre très important de « team learning » ou de « weekend d’intégration » dans les entreprises ou les écoles prouve à quel point il est important d’être attaché à son univers proche.
Selon Emmanuel Petit (toujours pas le champion du monde), « les dirigeants ont vocation à prendre en compte la psychologie des acteurs ou des groupes auxquels ils s’attachent ». Car cela a un impact sur leur conduite productive mais aussi sur la capacité du manager à conduire les choix et les décisions, à agir directement ou indirectement vers le succès.
C’est tout la différence, pourrait-on dire, entre un entraineur actif, touché par les émotions et les sentiments, doué d’empathie et de compréhension, et le coach passif, attentiste et non-passionné. Et clairement, ce dernier n’est pas vraiment le modèle à suivre…
Pierre Rondeau